Sur la route du fleuve roi 
 La rive veut rire et s’effraie ; 
 Le ruisseau chuchote à part soi 
 Et les peupliers font la haie. 
 Bien que pressé d’aller au but, 
 Il fait d’une façon civile 
 Une courbe comme un salut 
 Quant il passe devant la ville. 
 Pieux, catholique, charmant, 
 Se roulant à ses pieds, il ose 
 Baiser voluptueusement 
 La cathédrale de grès rose. 
 Or ce jour-là, dès le réveil, 
 L’onde qui va démesurée 
 S’était fait avec du soleil 
 Une robe verte et dorée, 
 On eût fait plutôt qu’un tableau 
 Une eau forte exquise du fleuve. 
 Les bords se renversaient dans l’eau 
 Nets comme une première épreuve. 
 Ce n’étaient pas encore les tours 
 De Mayence ni de Cologne, 
 Mais de vieux toits et les contours 
 Des nids où perche la cigogne. 
 C’étaient le ciel et la splendeur 
 De l’air que le couchant fait luire. 
 Par la nuit lente, avec candeur, 
 Le jour se laissait éconduire. 
 Le clair horizon devint noir 
 Du côté de Kehl et de Bade, 
 Et je sentis avec le soir 
 Passer des souffles de ballade. 
 L’oreille suprenait au bas 
 De la rive verte et pâlie 
 Le bruit de l’eau qu’on ne voit pas, 
 Cette obscure mélancolie. 
 C’étaient assez bien les sanglots 
 D’un vieil amour mêlé de haine… 
 Mes yeux cherchèrent sous les flots 
 Les doux fantômes d’Henri Heine ; 
 Et bientôt, rêve ou souvenir, 
 A peu près brune, presque blonde, 
 L’ondine que j’ai cru tenir 
 Se laissa voir clans l’eau profonde ; 
 Puis engageante, s’approchant 
 Sur le fond dangereux des sables, 
 Comme c’est l’usage méchant 
 Des sirènes insaisissables, 
 Elle m’appelle avec ta voix ; 
 Elle m’ouvre ses bras perfides 
 Comme tu faisais autrefois… 
 Et je plonge dans les flots vides !
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